Eva Joly répond à la Confédération des Buralistes

Confédération des Buralistes

Monsieur le Président,

Avec 60 000 morts par an, le tabac est la première cause de morbidité et mortalité évitable en France. Le monopole de la mise à disposition de ce produit au public a été confié à votre profession. Ceci nous donne, à vous buralistes comme à moi, candidate à l’élection présidentielle, une responsabilité considérable.

Cancers, infarctus du myocarde, accidents vasculaires cérébraux, maladies respiratoires, diabètes… Pierre Kopp, économiste, estime son coût social – essentiellement sanitaire – en France à 47 milliards d’euros, soit l’équivalent de 3,05% du PIB, chaque année.

Moins que jamais, notre pays et ses habitants ne peuvent se permettre de supporter de telles charges colossales, humaines, sanitaires, sociales, économiques, alors même qu’une grande part serait évitable. J’en suis convaincue: il pourrait être mis un frein voire fin aux manipulations de l’industrie cigarettière sur le produit en tant que tel et en termes marketing notamment vis à vis des jeunes et des femmes.

Avec votre concours. Car les buralistes sont, comme pères et mères, filles et fils, amis et proches de personnes dépendantes, malades, mortes du tabac, aussi meurtris par les drames humains liés à ce produit que tout un chacun. Toutefois, en l’état, l’organisation économique et sociale de votre profession ne vous permet pas, et ne me permet pas, structurellement, d’agir pour la création de richesse durable en santé, sociale et économique dans ce domaine majeur, et votre profession relaie largement aujourd’hui de fait le marketing de l’industrie cigarettière. Votre organisation se trouve actuellement en relation schizophrénique profonde avec l’humanité qui est la vôtre, tout comme avec l’intérêt sanitaire, social et économique majeur du pays et de ses habitants.

C’est pourquoi nous devrons, ici aussi, ensemble, changer de modèle. Vous êtes actuellement rémunérés en fonction des volumes écoulés d’une drogue déclenchant une addiction rapide chez la plupart des personnes, sans seuil de nocivité. Nous savons, vous comme moi, que la prohibition d’une drogue consommée par des millions de personnes n’est raisonnablement pas une solution.

Pouvons-nous nous satisfaire pour autant de la situation présente? D’évidence, non. Aussi, j’entends mettre en place une politique de prévention des dépendances, pragmatique et efficace, reposant sur l’éducation pour la santé et la création d’environnements sociaux, économiques et commerciaux favorables à la santé.

Le Député Bur (UMP), dans un rapport récent commandé par le Ministre de la Santé, a proposé que votre rémunération ne dépende plus des volumes de tabac distribués à la population. J’adhère à une telle proposition innovante, fondamentale et structurelle. Toutefois je constate qu’elle arrive tardivement sous la mandature de Nicolas Sarkozy, et j’observe que le « Plan cancer » du président sortant présente globalement un bilan dramatiquement médiocre dans le domaine de la prévention du tabagisme: la prévalence tabagique est passée de 26,9% à 28,7% entre 2005 et 2010 dans notre pays (Baromètre Santé Inpes). Or, nous parlons ici de milliers de morts additionnels.

Et ceci n’est pas le fruit du hasard. Les augmentations certes régulières mais aussi modérées de prix que vous appelez de vos voeux, par exemple, ont malheureusement démontré leur parfaite inefficacité en termes de santé publique. Les associations de prévention, que la présente mandature s’est employée à affaiblir – moins de 10 centimes affectés par habitant et par an en France à la prévention du tabagisme selon l’Association des ligues européennes contre le cancer – n’ont pourtant eu de cesse de rappeler que, pour avoir un effet sur la santé publique, les prix devaient augmenter via les taxes par paliers de 10% au minimum.

Il faut aussi reconnaître que testing après testing, la majorité des buralistes s’est révélée vendre des produits du tabac aux mineurs. Et les débits de tabac sont manifestement loin encore d’être des lieux de prévention en santé: les outils marketing et publicitaires sophistiqués en faveur des produits des multinationales cigarettières, le plus souvent en infraction avec la législation (CNCT), y apparaissent à l’évidence davantage mis en avant que les adresses des médecins spécialisés en tabacologie…

Ma position ne rejoint pas la vôtre ni sur les prix ni sur la fiscalité, ni sur l’inopportunité supposée de la mesure « paquet neutre » ni sur l’inopportunité prêtée à la suppression des linéaires visibles tabac. Toutefois je vois en votre opposition à ces mesures, pourtant formellement recommandées par l’OMS et les associations de prévention, avant tout la marque que la question fondamentale est bien que nous devrons d’abord refonder, ensemble, votre modèle économique et social de responsables de la mise à disposition d’une drogue dangereuse, et oeuvrer pour la réconciliation de votre intérêt humain, social et économique avec l’intérêt de santé, social et économique de la collectivité. Je suis convaincue que vous avez en tant que buralistes autant à gagner d’une telle mutation que la collectivité toute entière.

En ce qui concerne le marché parallèle et en particulier les ventes transfrontalières qui en constituent la part majeure, nous devrons oeuvrer à l’harmonisation fiscale européenne. Dans l’attente, il importera en effet de faire prévaloir l’intérêt de la santé publique sur le transport anarchique de tabac en provenance de zones où la fiscalité et les prix de vente sont plus bas.

En ce qui concerne les jeux, je souhaite que les buralistes deviennent, comme pour le tabac, de véritables relais de santé publique. Je partage l’analyse que pour de telles prestations très spécifiques, l’organisation en réseau monopolistique est le cas échéant une opportunité pour l’intérêt collectif. Cependant, je crois que nous avons encore une marge de progrès majeure pour parvenir à notre potentiel de service à la santé publique et à l’intérêt général en la matière, sur les jeux comme sur le tabac.

Sur l’importance des lieux de commerce dans les zones rurales, je vous rejoins. Cela dit, je m’emploierai, en tant qu’écologiste, à ce que les biens et services non toxiques y soient privilégiés, là comme ailleurs. Je suis favorable au principe de diversification des buralistes, à condition que ces nouveaux produits ne viennent pas servir de produits d’appels pour les jeux d’argent et les produits du tabac, que des packagings sophistiqués, publicités et merchandisings massifs viendraient avantageusement mettre en avant à l’égard de nouveaux consommateurs souvent jeunes. D’où l’intérêt notamment de la mesure « paquet neutre » et de la suppression des linéaires tabac apparents recommandées par l’OMS et les associations de prévention.

En ce qui concerne la sécurité des buralistes, je prendrai toutes les mesures nécessaires pour l’assurer. Quant à votre projet d’installer des défibrillateurs pour faire face aux accidents cardiovasculaires, je pense qu’il viendra avantageusement compléter notre ambition de refonder, ensemble, votre modèle économique et social pour prévenir, d’abord à la source, des milliers de morts évitables du tabac.

Me tenant à votre disposition, recevez, Monsieur le Président, l’expression de mes salutations respectueuses.

Eva Joly, 24 mars 2012

Remonter